CHAPITRE XVII
Ael se concentra en regardant les bâtiments, puis se téléporta le long d’une paroi. Il sonda vers l’intérieur. La salle de contrôle se trouvait au premier niveau. Un seul homme de permanence. Le chef de quart était dans une pièce au fond et dînait avec un autre contrôleur, celui qui venait d’être relevé, probablement.
Au rez-de-chaussée, trois techniciens travaillaient mollement sur un grand Détecteur démonté.
Il allait se téléporter au premier niveau quand il accrocha quelque chose…
Un poste de la Sécurité ! Ils en avaient un ici-même, au premier niveau. Trois hommes et un gradé. Ael se concentra et leur donna une envie de dormir irrépressible. Il les “vit” bailler comme des perdus et se diriger vers des couchettes. Ael envahit le cerveau du gradé et commença à le sonder.
Le camp avait une garnison de 50 hommes commandés par un Capitaine. Ils avaient installé un véritable Central de surveillance ! En outre, il y avait un important camp de la Sécurité à une certaine distance, avec du matériel sérieux !
Insolite, ça. Pourquoi autant de monde et un matériel aussi perfectionné ? Leur armement était moderne, comme s’ils craignaient… Quoi ? Une rébellion ou une action venant de l’extérieur ? Il est vrai qu’il y avait un camp d’entraînement de la Sécurité sur cette planète… Pourtant, ce fut l’information suivante qui le laissa stupéfait.
Le premier but du camp était de remettre en conditions les hommes qui allaient retourner en unité pour préparer une guerre contre Procyon ! Il y avait donc également une bande d’instructeurs de l’Armée de métier… Bon Dieu ! En outre, avec le dernier arrivage, il y avait un peu plus de 103.000 Anciens dans le camp ! Une grande partie venait de Procyon et 70% du total était composé de femmes ! Comment, dans ces conditions, allaient-ils pouvoir Transmettre autant de monde, plus le matériel, pendant cette seule nuit, avec le camp de la Sécurité, pas si loin que ça, et les instructeurs ? Même si ceux-ci étaient logés ailleurs, à l’écart. Au moindre dérapage, la Sécurité serait prévenue. Bon, il ne fallait pas s’affoler et résoudre les problèmes les uns après les autres !
D’après le gradé, il n’y avait pas de postes de la Sécurité ailleurs dans l’astroport. Il lui imprima l’ordre de faire son travail habituel sans s’étonner de quoi que ce soit dont il serait témoin. Il devrait, au besoin, dire à ses hommes qu’il était au courant de ce qui se passait.
Puis il appela Michelli et lui répéta ce qu’il venait d’apprendre.
— Je me doutais qu’il y avait une surveillance sérieuse, répondit tout de suite le Sarmaj. Je ne le sentais pas, ce camp, et il est immense. Les préfabriqués sont à deux niveaux, ça fait du monde ! Et les installations ne me paraissaient pas normales pour ce que l’on sait du but. Je n’ai encore sondé personne, je préférais observer, comme auparavant. De l’extérieur, il n’a l’air de rien, ce camp, hein ? Pourtant je flairais le piège.
— Que tes gars ne bougent pas. Toi, trouve le Capitaine de la Sécurité et sonde-le. Mets-toi en mémoire la disposition des préfabriqués, du matériel, des armes de réserves, des sentinelles, des instructeurs et les instructions éventuelles anti-évasions. S’il y a un piège, en dehors de la Surveillance électronique, le gars en connaît tous les détails. Pense aux liaisons entre le P.C. du Capitaine et l’extérieur ; ce camp de la Sécurité, en particulier. Ne bouge pas et accumule les informations. Essaie ensuite de contacter un Ancien dans chaque série d’abris – il faut savoir quel genre de moral ont les gars – et imprègne-le de l’évasion qui va avoir lieu cette nuit, organisée par une filière d’Anciens, et d’une manière tout à fait insolite. Qu’ils soient prêts à réagir. Tu en restes là. Si tu as terminé avant l’arrivée de Katel, avec les armes, dis-lui d’imprégner fortement le Capitaine et tous les hommes de garde au système de Surveillance.
— O.K., Cap.
— Antonio, vous avez entendu ?
— Oui. C’est encore plus dur que nous ne le pensions n’est-ce pas ?
— J’aurais envie de dire impossible, mais nous n’avons pas le choix. Il faut réussir cette nuit. Je vais imprégner les contrôleurs. Attendez une minute et arrivez en cavalant.
— Bien.
Ael revint au gars de permanence, devant des écrans où il ne portait les yeux qu’une fois de temps à autre. Il avait allumé une holo et devait regarder une fiction. Il lui ordonna de ne pas bouger de son poste et de ne pas réagir à quoi que ce soit d’imprévu qu’il verrait sur un écran de surveillance ou de détection. Puis il passa au chef de quart et fit la même chose, de même qu’avec le dernier homme. Enfin, il ratissa entièrement l’astroport à la recherche de chaque individu y travaillant. Il en trouva un bon nombre, ici ou là. À chacun, il ordonna de ne s’étonner de rien, quoi qu’il puisse se passer, de ne pas quitter son travail.
— “Katel, vous pouvez venir,” émit-il.
Désormais, ils tenaient l’astroport. La première phase était terminée. La deuxième allait commencer avec la mise hors-circuit des garnisons de la Milice. Le groupe de la jeune femme arriva peu de temps après, en même temps d’Antonio qui s’aplatissait à l’autre coin du bâtiment. Ael vit le groupe de Katel grimper sur plusieurs Plateaux et démarrer. Elle se rendait au Q.G. de la Milice, d’abord. Elle avait dû sonder quelqu’un, ici, pour en connaître la localisation exacte. Il émit vers Antonio :
— “Montez au Contrôle, Antonio. Je redécolle pour le camp, faites descendre les Barges en attente, et veillez au grain ici, je ne peux pas vous laisser un petit groupe, on a besoin de tout le monde au camp. On viendra vous chercher ensuite, O.K. ?”
— “Ne vous inquiétez pas Ael, je vous tiendrai au courant. Mais comment allez-vous faire ?”
— “Je ne sais pas encore !”
Il regagna la Barge en téléportation et fit signe à Loctudy de décoller pour le camp. Pendant le trajet, il réfléchit. Au-delà de l’évacuation elle-même, la présence de la Sécurité et des instructeurs compliquait singulièrement les choses. Il faudrait… Dieu ! Il venait de penser au grand Transmetteur dans la Barge de Phi ! S’il l’utilisait – en faisant mettre les hommes en rangs serrés sur l’espace, beaucoup plus grand, que l’engin était capable de viser – il enverrait des quantités de types à chaque fois vers Amas II… Et les autres appareils pourraient, en partie, se consacrer au matériel ! Il descendit dans sa cabine et saisit un système de Com avec cristaux pour appeler Amas II.
Il fit de nombreux appels avant que quelqu’un réponde : Henrick Falsten.
— Henrick, lança-t-il rapidement. Je n’ai pas le temps de vous parler longuement. Pourtant ce que j’ai à vous dire est de première importance. Vous avez une bonne mémoire ?
— Convenable. Il s’agit d’ordres ?
— Oui.
— Alors, ne vous inquiétez pas ; j’ai une longue habitude pour ça, fît-il.
— O.K. Alors, dans l’ordre des choses, vous allez vous rendre d’urgence sur l’aire de réception où vous êtes arrivés et vous attendez le temps qu’il faille. Vous verrez se reconstituer des objets, des balises. Vous les prenez et irez les disposer sur de nouvelles aires dégagées, très larges, à proximité, si possible. On a plus de 100.000 Anciens à évacuer, cette nuit !
— Bon Dieu !
— Oui, l’organisation va être, vous le devinez, de première importance et, pour l’instant, ça se présente mal ; la Sécurité est dans le coup. Faites-vous aider de gars à qui vous demanderez de me faire confiance. Vous trouverez ?
— Pas de problème, ça a pas mal changé par ici.
— On vous enverra aussi du matériel ; après, les hommes qu’il faudra faire dégager le plus vite possible de l’aire d’arrivée, à chaque fois, donc gardez des nouveaux arrivants pour vous aider. Vous verrez, ils ne devraient pas être en mauvaise forme, physiquement en tout cas : on les préparait pour les incorporer de nouveau dans l’Armée ! Un conflit se prépare avec le Centaure et le gouvernement recherche des Anciens pour rebâtir les unités.
— Les fumiers ! Et les gars se laissent faire ?
— Ça, je ne sais pas encore ; pas pris contact avec eux. En tout cas, vous pouvez imaginer leur état d’esprit. Gardez en tête l’importance de cette arrivée et la nécessité de vous faire seconder. Il doit y avoir des Sarges et des Officiers, parmi eux. Utilisez-les. Je ne peux pas vous aider davantage mais appelez si quelque chose se produit ; il y aura du monde éveillé, chez nous. J’y pense… il y a peut être d’autres camps de ce genre dans l’Union, il va falloir que j’essaie de le savoir. Bon Dieu, tout tombe en même temps ! Après les hommes, donc, on vous enverra du matériel, de toute sorte. Au besoin, après chaque réception de matos, prenez la balise et placez-la plus loin pour éviter de perdre du temps à débarrasser l’aire d’arrivée. Faites au mieux, Henrick ; j’ai vraiment besoin d’aide, ce soir.
— Je m’occupe de tout. Capitaine.
— Ael, Henrick, Ael. S’il se passe de l’imprévu, je vous rappelle, gardez vos cristaux sur vous. À plus tard, Henrick.
La Barge arrivait là où elle avait déposé le groupe de Michelli, plus tôt. Ael se leva et passa derrière, appelant Katel.
— Katel, j’arrive près du camp ; on va avoir besoin d’armes, il y a un important centre de la Sécurité ici, un de leurs camps est installé pas tellement loin et les gars ont été assemblés pour suivre un entraînement physique afin de les réincorporer dans des unités avec cette histoire du Centaure. Il y a donc des instructeurs également. Où en es-tu ?
La réponse arriva immédiatement.
— On est en route, on fonce. Beaucoup d’armes personnelles, mais peu de lourdes. Comment tu vois les choses ?
— Je vais prendre contact avec Michelli et on va décider.
— Alors faites-le mentalement, que j’entende.
— O.K.
Le Sarmaj intervint à cet instant.
— Je te guide, Cap. J’ai une idée plus précise de ce qui se passe ici, maintenant…
Une image était en train de se former dans le cerveau d’Ael et il fit signe à ses hommes de prendre le trot, derrière lui.
— Continue, fit-il.
— J’ai sondé le Capitaine. Il y a une veille permanente au Central. J’ai endormi les quatre gars. Le Capitaine aussi. Mais il vaudrait peut-être mieux que tu verrouilles mes ordres, tu es plus puissant que moi.
— Les installations sont automatiques, elles vont lancer l’alarme si on pénètre.
— Vacherie, oui, bien sûr.
— Je vais tout de suite réveiller le chef de quart du Central et lui donner l’ordre de couper la surveillance. Quoique non, je crains que ça ne donne l’éveil au camp de la Sécurité. Il y a un risque. On va tout laisser fonctionner et supprimer seulement l’alarme de mouvements. On est encore loin de toi ?
— Non, tu vas tout droit, maintenant, on ne va pas tarder à vous voir.
Ael regrettait de ne pas avoir les casques de combat de l’Armée, avec le système de vision nocturne. Il levait haut les genoux pour passer au-dessus des hautes herbes et des buissons et ne pas tomber.
— Ael, intervint Katel, on arrive. J’ai repéré Michelli ; on vient tout de suite vers lui.
— O.K., tu commenceras à distribuer les armes à mes gars. Sarmaj, donne-moi une impression mentale du camp.
Il “vit” l’implantation des bâtiments, classique des camps de l’Armée, avec l’éclairage réglementaire à chaque angle de bâtisse. Cinquante hommes par bâtiment. Enfin, par niveau, parce qu’ici il y en avait deux partout. Donc 100 hommes par bâtisse. Néanmoins, les installations étaient immenses. À raison de 100 soldats par bâtiment, il en fallait un paquet pour les 100.000 et quelque qui séjournaient au camp ! Les terrains d’entraînement s’étalaient, loin à gauche. Les instructeurs étaient logés hors du camp ; il fallait interdire qu’ils ne soient prévenus. Il devrait s’occuper de ça très vite.
— O.K., Sarmaj, tu as pénétré dans chaque bâtiment ?
— Affirmatif. J’ai trouvé quelques types éveillés qui discutent le coup à voix basse. Un bon nombre d’Anciens sont révoltés mais n’osent guère bouger : la Sécurité a emprisonné plusieurs gars qui gueulaient. Les autres se disent qu’ils auraient dû se tailler avant, que maintenant c’est foutu. Ils retrouvent inconsciemment leurs marques. Les instructeurs l’ont remarqué. Il y a une tentative d’évasion en gestation, pourtant.
— Ces types éveillés, tu en as trouvés dans chaque bâtiment ?
— Oh, non, loin de là !
Un plan commençait à se dessiner dans le crâne d’Ael.
— Dès que le contact se fait avec le groupe Katel, on se téléporte tous les deux et on va aux bâtiments où des types ne dorment pas. Je vais m’occuper maintenant de la Sécurité.
Il se concentra et accrocha rapidement le Capitaine. Un type jeune qui prenait son boulot au sérieux. Il lui imprégna d’abord de couper les liaisons avec les logements des instructeurs, à l’extérieur. Il allait appuyer les ordres de Michelli quand il trouva plusieurs choses. La Détection de mouvement était couplée avec un réseau de Thermiques Lourds. Il le fit désactiver par le chef de quart. Mais il y avait un autre truc : le réseau d’alerte électronique du camp était doublé par un second système, dont il n’avait jamais entendu parler ! Seul le Capitaine et un Sous-Officier en avaient la maîtrise. Il reposait sur une détection biologique et non sur les mouvements… Le pépin ! Impossible donc de faire pénétrer les hommes dans le camp !
Il essaya d’en apprendre davantage sur le principe de fonctionnement, mais le Capitaine n’était pas un technicien. Il se dit que tout était fichu quand il se rendit compte que le Sous-Officier et son Capitaine étaient passés devant un détecteur biologique avant la mise en service du système, de même que chacun de leurs hommes. Immédiatement, il chercha le Sous-Officier qui ne dormait pas encore. Il lui ordonna d’aller dans la petite Salle Détection-Bio et de calibrer le système d’alerte biologique exclusivement sur leurs enregistrements. Puis, il lui intima de donner l’ordre à la machine de ne détecter que ceux-ci ! En principe, le réseau devrait rester muet devant les Anciens venus d’Amas II. Enfin, il ordonna l’oubli de tout cela au type de la Sécurité, avant de l’envoyer dormir pour 12 heures. Il répéta l’opération avec chacun des hommes du détachement de la Sécurité, ne laissant le Capitaine qu’endormi légèrement ; il pourrait avoir envie de le sonder plus tard.
Il ne reprit conscience que lorsque la crosse d’un Thermique de poing vint toucher sa main gauche. Katel était là, lui tendant l’arme.
— “Les autres sont armés,” émit-elle. “Le reste des armes est dans la soute de la barge que tu vas faire poser à l’intérieur, tu rejoins Michelli ?”
— “Oui. Je vais un peu circuler dans le camp.”
— “N’oublie pas qu’on n’a pas tellement de temps.”
— “Oui, mais il ne faut pas se lancer trop au hasard. Et, de toute façon, il y a peu de chances qu’on en ait terminé cette nuit, il ne faut pas trop rêver. Veux-tu te charger de faire venir toutes les Barges ? Qu’elles descendent à la verticale et se dissimulent dans le camp, face à des aires dégagées ? Qu’elles soient prêtes à opérer très vite, surtout.”
— “Ça marche.”
La seconde suivante, il avait disparu, rejoignant Michelli qui lui avait envoyé l’image du coin d’un bâtiment surmonté d’un emblème de l’Union. Le Sarmaj était là, aux aguets. Ils communiquèrent mentalement.
— “Un groupe de bavards est là, au rez-de-chaussée.”
— “On y va.
Ils se glissèrent silencieusement dans le sas donnant directement sur une immense chambrée. Michelli lui montra une porte sur le côté : probablement sur une suite de blocs d’hygiène. Courbé en deux, Ael avança et poussa lentement la porte. Cinq ombres se détachaient sur la faible lumière venant d’une ouverture. Il ne se redressa pas et avança dans leur direction en laissant volontairement ses bottes frotter le sol. Les hommes se retournèrent vivement mais ne fuirent pas en voyant sa façon d’avancer. À quelques mètres, il stoppa.
— Vous ne me connaissez pas, dit-il doucement, alors ne commencez pas à gueuler, O.K. ?
Il eut quand même l’impression que les hommes réagissaient. Ils s’écartèrent les uns des autres ! Bien, ça ; ils avaient de l’expérience et ne perdaient pas leur sang froid. De vrais Anciens. Il poursuivit sur le même ton, à peine audible.
— Capitaine Ael Madec, Chef du premier Groupe de la 388ème B.A.
Curieusement, cela arrêta les mouvements.
— Il n’y a personne de la 388ème au camp, fit une voix froide.
— Exact. Je ne suis pas du camp. Je viens de l’extérieur.
— Tu te fous de nous, mon gars fit une autre voix, calme, mais dont Ael “sentit” qu’elle appartenait à un type habitué à donner des ordres. Personne ne franchit de plein gré les portes… dans ce sens.
— Si, mes amis et moi ! On vient vous chercher, les gars, et la nuit va être courte alors je suis prêt à répondre à vos questions mais vite.
— Tu viens nous chercher pour quoi faire ? interrogea la première voix, ajoutant vivement : Zak, attends !
— Il n’aurait pas lancé son couteau, Capitaine, intervint tranquillement Michelli, dont la voix vint de l’autre côté du local, mais merci quand même.
Les silhouettes se retournèrent d’un seul mouvement, pendant que Michelli se redressait et entrait dans la faible lumière, un RCM dans la main gauche, un poignard levé en position de jet dans l’autre.
— Qui êtes-vous ? fit la voix qui avait parlé en second.
— Sarmaj Michelli Strati, 1er Groupe de la 388ème, Commandant.
— Comment savez-vous que je suis Commandant ?
Cette fois l’intonation était beaucoup plus sèche.
— Le ton, riposta Michelli. Vous ne saviez pas que les Officiers commandant au combat ont un ton correspondant à leur grade ? Un Capitaine a une voix du même genre que la vôtre, mais un poil moins sèche. Et si vous étiez passé Major, la vôtre aurait encore changé mais pour devenir moins différente que celles d’un Lieutenant-Ancien passant Capitaine, par exemple.
Ael eut soudain envie de rire, mais il se retint parce que le gars reprenait, plus haut, cette fois.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
— Plus bas. Commandant, lança Ael, sèchement lui aussi. Personne ne souhaite que l’on réveille les autres, à côté, n’est-ce pas ? Et pour ce que vient de dire le Sarmaj, je n’avais jamais fait attention à ce qu’il vient d’annoncer, mais j’ai combattu avec lui pendant neuf ans. C’est assez pour bien le connaître et assurer qu’il ne lance pas ça à la légère même si ça a l’air farfelu.
— Vous êtes armé, vous aussi ? interrogea le “Capitaine.”
— À peine, un Thermique de poing seulement. En revanche, je tire assez vite.
— Où voulez-vous en venir ? reprit le “Commandant.”
— Nous avons monté une filière pour faire évader les Anciens que nous avons pu faire regrouper. Nous venons vous chercher pour vous amener ailleurs.
— Où ça ? dit l’une des ombres qui n’avait pas encore parlé.
— Dans une autre Fédération.
— Vous rêvez ou vous êtes cinglé, laissa tomber le “Commandant.” Imaginez le camp vide, demain, même si nous pouvions passer les réseaux de Détection.
— Vous ne les passerez pas. Vous quitterez le camp sans en sortir.
— Vous savez combien il y a d’Anciens ici ? Plus de 100.000. Vous savez combien il faudrait de Navettes ?
— Vous, ou plutôt nous, ne partirons pas en Navette, répondit Ael qui commençait à s’impatienter. Mais nous perdons du temps. J’ai besoin de regrouper les hommes sur des surfaces planes, par groupes de 200 ou 500, je ne le sais pas encore bien. Je vous demande de me faire confiance.
— Faire confiance à un inconnu, vous rêvez.
Une nouvelle voix se fit entendre.
— C’est vous la filière d’Altaïr ?
Ael fut surpris.
— Sonde-le, émit-il vers Michelli.
— Oui. Comment nous connais-tu, soldat ?
— Sarge Bilko, 125ème Division. Je vous ai loupé, là-bas. Je suis arrivé top tard.
— Ça va, il est clair, je t’expliquerai, fit Michelli.
— Commandant, c’est les gars dont je vous ai parlés, reprit le Sarge.
— Je peux te dire que tes copains sont bien arrivés, lâcha Michelli. Palzy, notamment. Il est rétabli, sa jambe est guérie.
— Je peux savoir de quoi vous parlez ? fit le “Commandant,” pas content, apparemment.
— Commandant, vous avez été libéré, après la guerre. Votre présence dans ce camp est illégale, vous êtes civils, il n’y a donc plus de grade. Alors, laissons tomber tout ça. La guerre que prépare Altaïr ne nous concerne pas.
— Qui a dit cela ?
— Moi. Mais si un rescapé de la dernière guerre veut risquer sa peau pour être, peut être, tabassé à mort une fois la nouvelle terminée, s’il est toujours vivant à ce moment-là, ça le regarde. Je n’emmène que des gens qui en ont assez de la guerre.
— Je le répète : où ça ?
Il fallait en prendre le risque.
— Je vous livre la destination confidentiellement, la Fédération de l’Amas.
— La quoi ?
— Personne ne la connaît, à l’heure actuelle, je le reconnais. Mais c’est, en tout cas, un endroit où les hommes sont libres, ne dépendent plus d’Altaïr et ont à construire une Fédération à l’image de ce qu’ils souhaitent… Maintenant, je n’ai plus le temps de répondre à vos questions. En revanche, j’ai besoin d’aide pour faire fuir tout le monde. Votre réponse ?
— Je marche, Capitaine, fit le type d’Altaïr.
Un autre avança légèrement.
— Moi aussi.
— Idem, fit celui qui n’avait pas encore parlé.
— Ça suffit, soldats, gronda le “Commandant.”
Ael ressentit une bouffée de colère en se disant que l’histoire Djema recommençait.
— Commandant, chaque individu est libre de son destin. Laissez ces hommes choisir le leur. C’est aussi ça, commander.
Le “Capitaine” reprit la parole d’un ton plus souple que précédemment.
— Vous étiez vraiment au 388ème ?
— Oui. Pourquoi ?
— J’aurais assez tendance à faire confiance aux anciens des B.A. Mais connaissez-vous le système de défense de ce camp ?
— Oui. Il est en ce moment neutralisé.
— Y compris le bio ?
— En effet.
— On nous a dit qu’il n’est pas passable.
— Nous ne le connaissions pas mais nous avons fait le nécessaire.
— Comment allez-vous nous faire quitter le camp ?
— On va vous réduire à la notion d’atomes. Ça ce sont les autorités de l’Union qui ne le connaissent pas.
— D’atomes…
— Pas le temps d’en dire plus. Alors cette réponse, êtes-vous disposé à nous aider ?
— D’accord pour moi.
— Commandant ? Il n’y a plus que vous. Ah, je dois vous dire une dernière chose. S’il y a des espions de la Sécurité dans ce camp, ils seront repérés très vite et soit ramenés ici soit éliminés.
— Des espions ? Pourquoi voulez-vous…
— Plus le temps, Commandant !
L’officier regarda ses hommes puis inclina la tête.
— D’accord. Donnez vos ordres.
— Appelez ça de cette façon si vous le voulez, mais ce ne sont que, disons des consignes, pas des ordres. Pour l’instant, réveillez les hommes qui dorment dans le bâtiment, aux deux niveaux, et faites-les sortir en silence en suivant le Sarmaj.
Vous serez les premiers à être évacués.
Il se détourna et revint vers l’entrée du local, Michelli avançant jusqu’aux Sarges pour leur parler.
— “Katel, tu as suivi ?”
— “Oui.”
— “Où en sont les Barges ?”
— “Elles sont à poste, les rampes descendues le Transmetteur en attente.”
— “O.K., fais transmettre à Amas II les balises disponibles. Falsten va en avoir besoin.”
— “Oui, j’ai entendu tes ordres ; bien vu, ça ira plus vite. La Barge la plus proche du grand Transmetteur, celui de Phi, est en face de l’esplanade centrale. On va faire mettre l’équivalent de deux bâtiments, 200 hommes, en rangs serrés sur place et Phi verra, dans le viseur, si tout le monde est dans le cadre de la transmission du gros ou si on peut en ajouter d’autres la fois suivante.”
— “O.K., Michelli va les conduire dès que possible.”
— “Cap, j’ai entendu. Je vais utiliser les trois Sarges pour m’aider à réveiller tout le monde en silence. Pas le temps de demander à chacun son avis, je suggère qu’on emmène tout le monde, on verra à Amas II s’il y a des mécontents, on les imprègne et on les ramène, au besoin, O.K. ?”
— “Ça marche. Fonce. Je vais voir comment ça se passe avec Phi.”
Il visualisa la Barge et se téléporta dans la soute.
— Je vous ai vaguement entendu, fit celui-ci sans se retourner, mais j’étais trop occupé pour te répondre.
— Tu as animé le viseur ?
— Oui. Je pense qu’avec ce monstre-là, on peut prendre beaucoup plus de monde que tu ne l’as annoncé.
— O.K. Si tu en as l’occasion, présente-toi ; ça fera du bien aux gars de savoir qu’on est plusieurs des B.A. ici. Je sais que Katel suit tout ce qui se passe elle va faire passer les deux groupes de l’Amas pour rejoindre Michelli et prendre en charge d’autres bâtiments.
— Affirmatif, fit Katel, on traverse et je surveille le Central. Les types de la Sécurité ne peuvent pas ne pas nous voir mais ils ne bronchent pas et l’alarme ne se déclenche pas.
— Garde-les quand même sous surveillance. Je n’ai pas pensé à vérifier s’il n’y avait pas un système de veille accrue intermittent.
— Je m’en occupe.
Ael alla au bout de la rampe. La Barge était posée dans l’ombre d’une bâtisse en face de l’esplanade. Il était là quand le pépin arriva. Une petite Navette apparut au-dessus du camp, ses feux de position indiquant son appartenance à la Sécurité bien visibles.
— “À tous, planquez-vous !” cria mentalement Ael. “Une Navette de la Sécurité. Personne hors des bâtiments !”
— “Trop tard ! Les miens sortent,” répondit Michelli.
— “Les Groupes de protection, soyez prêts à l’abattre !” lança Ael.
Dans la même seconde, il entreprit de chercher à contacter l’équipage de la Navette. Il tomba tout de suite sur un officier qui n’en croyait pas ses yeux de voir des hommes sortir d’un bâtiment dortoir. Il tendait le bras en avant quand Ael lui fit interrompre son geste, à tout hasard, avant de réaliser qu’il allait se brancher sur la fréquence de son camp ! Ces patrouilles aériennes étaient réglementaires, mais il ne l’avait pas lu dans le cerveau du Capitaine de la Sécurité. Ce n’était pas de son domaine de responsabilité. Il l’avait mal sondé et s’en voulut à mort. Du coup, il passa très vite à l’équipage de la Navette. Deux hommes stupéfaits, eux aussi, en regardant leurs écrans du sol. Il leur imprégna que tout était normal et représentait un exercice de nuit. Il “sentit” les hommes se décontracter. Cette fois, il prit son temps pour revenir au commandant de bord.
Il y avait ainsi des patrouilles tout au long de la journée. Certaines à haute altitude. Il allait falloir s’occuper de ça aussi. Pour l’instant, il allait se borner à effacer l’incident de leur mémoire quand un rayonnement thermique atteignit la Navette. Les Groupes avaient tiré… Un instant, il paniqua. Puis, il réalisa que la Navette n’était touchée qu’à la queue. Il entendit Katel hurler de cesser le feu. Déjà il cherchait comment rattraper la situation ? Peut-être… ?
Il reprit le commandant de bord sous contrôle et le persuada que son engin se trouvait très au sud du camp et de mettre toute la puissance restante pour s’éloigner vers l’est. Puis, il lui suggéra de continuer le plus longtemps possible sur ce cap. Quand il devrait se poser, il contacterait son camp pour dire qu’il avait suivi une Navette suspecte qui l’avait tiré et avait poursuivi sa route sur le même axe. On ferait des recherches éventuellement dans ce coin. Ça marcherait peut-être un temps seulement mais c’était toujours ça…
Il inscrivit la même chose dans le cerveau des membres de l’équipage leur demandant de mettre hors circuit leurs appareils de mesure et d’enregistrement. Au jour, tout se gâterait probablement, mais on verrait à ce moment-là. In extremis, il songea aux enregistreurs du Détachement de la Sécurité du camp et fit tout effacer par les hommes de quart. L’effacement était, en soit, suspect. Mais quoi faire d’autre ?
— On continue, lança-t-il.
De sa place, il vit des silhouettes traverser en courant des espaces, pénétrant dans des bâtiments. Le bruit était encore acceptable, une sorte de rumeur montrant que les hommes se réveillaient et il songea à une alerte sonore. Il ne savait pas si c’était possible mais il lança l’avertissement. Bientôt, un groupe d’hommes arriva et commença à se masser sur l’esplanade. Il consulta son dateur universel et constata qu’il était tard, minuit passé. Et aucun départ n’avait encore été lancé…
— Ça va aller plus vite, ne t’en fait pas, dit la voix de Phi, derrière lui.
Là-bas, au centre de l’esplanade les hommes se serraient les uns contre les autres. Phi regarda dans le viseur.
— Il y en a combien là ? dit-il.
— Deux bâtiments, je pense, dans les 200.
— Il faut mettre des marques au sol, Ael. Je peux en transmettre beaucoup plus que ça.
— J’y vais, guide-moi mentalement. Les autres Barges vont faire la même chose, au sol en fonction de leur amplitude.
Il saisit son Thermique et fonça. Sur place, Phi le fit bouger puis il stoppa et tira au sol à bout portant, vitrifiant la terre en formant des angles, puis de longs traits marquant les bordures. Après quoi, il fit remettre les hommes à l’intérieur du carré ainsi formé. Puis, il revint en courant.
— J’appelle Henrick, fit-il en saisissant un Com à cristaux, sur le côté de la rampe.
— “Henrick, tu m’entends ?” fit-il.
Trois secondes.
— “Affirmatif.”
— “Les premiers vont arriver, fais-les dégager très vite.”
— “Ça marche.”
— C’est bon, Phi.
Celui-ci surveillait Michelli qui se tenait à 30 mètres de la masse d’hommes. Il commanda un garde-à-vous insolite mais les hommes se figèrent. La seconde suivante, ils avaient disparu ! Ael se dit que le Sarmaj avait trouvé le bon truc.
À une certaine distance, il y eut des cris. Des Anciens avaient assisté à la disparition de leurs camarades et montraient leur trouille. Michelli leur fit signe d’arriver au galop mais personne ne bougea, alors il se mit à gueuler un ordre comme s’il commandait une manœuvre. Cela fit un bruit énorme dans la nuit mais Ael se dit que ce n’était pas grave, à ce stade. Le silence ne rimait plus à rien, maintenant. Cette fois, des hommes se mirent en marche et Michelli les harcela, gueulant comme un Sous-Officier sait le faire. Et ça marcha ! Les hommes n’oublièrent pas leur peur mais obéirent. Il les fit respecter les bordures et recula. Phi s’agita, derrière et brusquement les Anciens disparurent. Il reprit les cristaux.
— “Henrick, ça marche comment ?”
— “Les hommes ne comprennent pas alors je leur gueule de dégager et ils foncent.”
— “Comment ça se passe dans les autres Barges ?” émit Ael à destination de ses amis.
— “Ça va,” répondit Katel. “Je suis les manœuvres au fur et à mesure. Mais je ne sais pas comment on va y arriver, Ael, ils sont si nombreux.”
— Est-ce que quelqu’un s’occupe du matériel ?”
— “Non.”
— “Alors utilise les hommes en attente pour faire regrouper le matos et que deux Barges fassent mouvement pour les transmettre.”
— “Mais les hommes ?”
— “Le matériel est aussi important, Katel. On a besoin de tout. Et l’armement ?”
— “Pas pensé.”
— “Fais forcer les portes des dépôts et que les hommes prennent en main tout ce qu’ils peuvent porter sur eux pendant qu’ils se feront transmettre. Pour le reste, il doit aussi y avoir des Plateaux ou des Mobs militaires. Michelli va choisir un Sarge pour faire son boulot et viendra te donner un coup de main. L’un de vous s’occupera exclusivement au matos, quel qu’il soit. Il faut vider cette base ! Je pense que Michelli serait mieux à ce poste au niveau des hommes.”
— “Tu as raison. Je continue avec le matériel.”
— Michelli tu t’occuperas des hommes, des bâtiments les plus éloignés de l’esplanade, et toujours les mêmes Barges ; fais des marques au sol pour que personne ne déborde. Et fais-les mettre au garde-à-vous c’est un bon truc. Une patrouille aérienne ne va pas tarder, je me mets en veille pour cela. Il faudra que les hommes cavalent vers les bâtiments les plus proches, dès que je donnerai l’alerte. Ça nous retardera mais c’est plus prudent. Il faut penser aux caméras automatiques des Navettes.
Puis il rappela Henrick.
— “Dès que tu vois une charge de matériel apparaître devant une balise, tu la déplaces, sachant qu’elle enverra à nouveau du matos. Fais-toi aider et gueule tes ordres. O.K. ?
— “Oui, Ael.”
— “Tu y arrives ?”
— “Ça va. J’ai rameuté du monde, et il en arrive de plus en plus. Même des autres villages. Il faut ça pour remettre en selle les arrivants qui sont paumés. Je crois que je vais tout de suite les envoyer se baigner, ça leur donnera un choc ! Mais ne t’inquiète pas ça va, on assume.”
Il semblait avoir repris du poil de la bête, en tout cas les autres le suivaient. Ael avait envie de voir comment se déroulait la transmission des Anciens, mais la veille était plus importante. Il ouvrit son cerveau. Bien lui en prit ; quelques minutes plus tard une petite Navette s’annonçait. Il la prit en charge bien avant son arrivée. Il imprégna l’équipage et lui fit faire des orbites au sud, vers les terrains de manœuvres. Il fouilla aussi le cerveau du commandant de bord pour connaître les heures des prochaines patrouilles et les nota.
À quatre heures du matin, la moitié des effectifs du camp seulement était partie. Mais le matériel était pour la plupart déjà transmis. Henrick avait été débordé pendant un moment mais avait mis les Anciens qui arrivaient au boulot pour faire dégager les aires d’arrivée des hommes et trouver d’autres endroits pour le matos.
C’est à cet instant que deux véhicules anti-G de la Sécurité surgirent, à la limite sud du camp, venant des terrains d’entraînement ! Michelli donna l’alerte mais un peu tard, il n’était pas sur ses gardes. Le premier véhicule ralentit brusquement en arrivant à la limite du camp. Puis commença très vite à tirer au Thermique Lourd, carbonisant un groupe d’Anciens qui achevait de sortir du matériel d’un dépôt. Ael “entendit” Michelli hurler ses ordres, disant aux hommes de se planquer. Ael réagit tout de suite.
— Sarmaj, fait riposter, grille les paraboles radio !
— Ils ont déjà rendu compte à leur Q.G. !
Vacherie ! Combien de temps faudrait-il à la Sécurité pour réagir et envoyer du monde ? Ils devaient avoir prévu un incident de ce genre. Tout allait s’accélérer très vite, maintenant.
— Je me téléporte dans le second véhicule, prends le premier. L’équipage seulement, hein.
Il n’attendit pas et se concentra, sortant son Thermique de poing. La seconde suivante, il était dans l’engin, juste derrière le chef de bord qui hurlait dans sa radio, dans la partie haute de l’habitacle. Le gars portait un RCM à la hanche et Ael songea soudain qu’il ne pouvait pas tirer avec son Thermique dans cet espace clos. Il serait grillé lui-même par le rayonnement répercuté par les parois. Il lança la main en avant saisit le RCM avant de le braquer et lâcher une décharge vers la nuque du pilote, dessous et devant lui, puis de pivoter vers le tireur au Thermique Lourd, sur le côté, en dessous, qu’il abattit aussi. Puis il ramena l’arme contre la tête du chef de bord lui intimant, mentalement, l’ordre de ne plus bouger ni prononcer un mot.
Le véhicule s’arrêta de lui-même quand les mains du pilote quittèrent les commandes.
— “Michelli je tiens le second, comment ça se passe pour toi ?”
— “J’ai fait le ménage. Mon chef de bord est le patron de la patrouille, je le sonde.”
Ael attendit, regardant autour de lui. Finalement, ces engins ressemblaient aux blindés de l’Armée ; il s’y reconnaissait. Il sonda lui aussi son prisonnier. Celui-ci parlait avec son patron, dans l’autre engin quand il avait attaqué. En revanche, il savait que son chef avait déjà rendu compte à leur Q.G., au camp ! Il chercha à quelle distance se trouvait le camp et combien de temps il fallait pour venir jusqu’ici : une demi-heure ! Ça, c’était le piège ; jamais ils n’auraient fini d’évacuer les Anciens.
— “Katel, peux-tu joindre mentalement, le camp de la Sécurité ? lança-t-il.”
— “J’essaie…”
— “Cap, mon gars a prévenu l’officier de quart, là-bas, il est en train de donner des ordres. Il envoie une patrouille aérienne.”
— “Je la prends en charge. Mais il va sûrement envoyer un convoi de blindés aussi. Il faut qu’on accélère l’évacuation. Phi, fais placer les Barges orientées vers l’esplanade. Que tous les Anciens s’y rendent et se groupent par bâtiments entiers, en rangs. Sauf une centaine de gars qu’il faut armer avec ce qui reste ou ce que Katel a amené. Ils s’efforceront de retarder le convoi quand il arrivera. On les aidera. C’est une course de vitesse, maintenant.”
— “Reçu, Cap.”
— “Ael, j’ai le contact avec le Q.G. On y réveille les patrons, une Navette décolle en ce moment.”
— “Je vais la prendre en charge. Tiens les Anciens au courant de ce qui se passe en leur disant qu’on va faire le maximum pour retarder la Sécurité mais qu’ils doivent se magner les fesses pour obéir aux ordres d’évacuation.”
— “Reçu.”
Ael se concentra fortement et accrocha immédiatement un pilote de Navette. C’était lui le commandant de bord de son appareil. Il en prit immédiatement le contrôle après avoir imprégné l’équipage, lui ordonnant de suivre à la lettre les indications de leur chef. La Navette filait si vite qu’elle avait déjà en vue les installations du camp. Ael imprégna au pilote la certitude qu’il ne voyait rien de particulier. Il y avait bien deux blindés mais aucune silhouettes, au sol. Les traces d’un tir mais rien de plus, le camp était apparemment endormi. L’officier de quart au poste de Sécurité du camp lui avait dit que la Détection ne signalait rien non plus. Le blindé avait dû commettre une erreur.
Ça ne tiendrait pas longtemps parce qu’on ne tire pas au Thermique Lourd sans que cela ne réveille du monde ! Le camp devrait s’éveiller, au contraire. Quelqu’un finirait bien par arriver à la même conclusion, à la Sécurité…
Ael ne savait plus quoi faire pour retarder l’échéance. Tous les Anciens convergeaient vers l’immense esplanade et il se rendit compte que sa position, au centre du camp, entourée de bâtiments, la rendait invisible du sol. Si le convoi n’y pénétrait pas, personne ne pourrait comprendre ce qui s’y passait… L’évacuation pouvait continuer. C’est à cet instant qu’il se souvint d’Antonio, à l’astroport ! Impossible de le recueillir… Il l’appela.
— “Est-ce que ça bouge, chez vous, Antonio ?”
— “C’est le calme. Je vous écoutais ça va mal, non ?”
— “Oui, très mal, à vrai dire. Je ne peux pas abandonner les Anciens, et la Sécurité va arriver d’un instant à l’autre. Je peux entamer le combat mais on ne tiendra pas bien longtemps et les barges doivent toutes fuir. Impossible de repasser vous prendre. Y a-t-il une Navette en partance, depuis l’astroport ?”
— “Négatif, c’est le calme.”
— Je ne sais quoi vous dire, Antonio, si ce n’est que vous ne devez pas être pris ! Peut-être pouvez-vous grimper dans une Navette qui décollera plus tard et vous y cacher ?”
— “Je ne suis pas très bon en téléportation, pas encore l’habitude. Mais je peux aller en ville et m’installer dans une résidence pour voyageurs. Si on me pose des questions, j’imprégnerai les gars, même des types de la Sécurité, ça je domine bien. Je peux attendre quelque temps. Vous trouverez bien un moyen de me faire quitter ce coin, ne vous inquiétez pas pour moi. Je reste sur place au contrôle jusqu’au dernier moment mais prévenez-moi quand vous évacuez le camp.”
— “Merci, Antonio, je ne vous laisserai pas tomber.”
— “Je le sais, Ael.”
Celui-ci revint à la situation du camp. Il se souvint de la patrouille aérienne et reprit contact. Le pilote, raide, pilotait comme un automate, décrivant des orbites. Ça lui donna l’idée, pour évacuer Antonio, plus tard. Il donna l’ordre au pilote de chercher le convoi de la Sécurité. L’image apparut sur un écran à gauche de l’habitacle. Il était en vue du camp ! Il fallait les ralentir… La Détection !
Il reprit, mentalement, possession du Capitaine du Détachement du camp et lui, ordonna de rebrancher la Détection et, cette fois, de verrouiller le déclenchement des Thermiques Lourds en élargissant leur angle de tir vers l’extérieur. Le convoi allait s’y heurter. Ça durerait ce que ça durerait mais chaque minute représentait des soldats sauvés !
— “Phi, où en est-on ?”
— “Encore énormément de monde autour de l’esplanade.
— “Jamais on n’y arrivera, Ael !”
— “Tu te vois partir en laissant des gars ici ?”
— “Bon Dieu, non ! Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?”
— “Se battre et se creuser le crâne… Katel, le matériel ?
— “Encore une ou deux transmissions et ce sera fini.”
— “Aussitôt après, tu amènes les barges sur l’esplanade pour hâter l’évacuation des hommes.”
— “Le jour se lève tôt, ici, vient de m’apprendre un type. Il va falloir en tenir compte. Ça simplifiera les choses pour faire des carrés bien compacts de bonhommes, mais on nous verra, d’en haut.”
Ael comprit l’allusion. S’il y avait une observation haute, les caméras montreraient des centaines d’hommes disparaissant en une fraction de seconde ! Aussitôt, il revint au Q.G. de la Sécurité. Un Colonel avait pris les choses en main. Il y avait bien une Navette en train de quitter le sol pour aller se placer en orbite au-dessus de la région du camp. Ael accrocha son chef de bord et lui ordonna de braquer tous les objectifs sur l’espace. Puis il revint au Colonel pour connaître les ordres qu’il avait donnés précédemment. Le type ne comprenait pas ce qui se passait. Jamais des soldats n’auraient dû poser de problèmes puisqu’il y avait des Officiers parmi eux et qu’ils avaient toujours été archi-disciplinés. Il lui imprima que le traitement qu’ils avaient subi, depuis la fin de la guerre ne les rendait plus sûrs et qu’il vaudrait mieux s’abstenir de les rechercher pour les réincorporer dans l’Armée. Il allait rédiger immédiatement un rapport dans ce sens pour la Direction Générale de la Sécurité d’Altaïr.
C’est à cet instant qu’il entendit la stridence caractéristique d’un Thermique Lourd qui tirait. Le convoi se heurtait à la Détection du camp.
— Sarmaj, Katel va tout coordonner, je veux que tu ailles sur le flanc qui reçoit l’attaque du convoi avec les hommes dont tu disposes et qui sont armés. Fais pour le mieux. On a encore des dizaines de milliers de gars à évacuer ! Tiens-moi au courant s’ils font mouvement. Si des blindés réussissent à pénétrer, tu t’y téléportes et tu détruis l’équipage. Les autres ne comprendront pas ce qui se passe. Je vais d’ailleurs prendre le contrôle du patron du convoi.
— Compris, Cap.
C’était un Commandant. Un type âgé, qui avait mâté des quantités de groupes d’Anciens, depuis deux ans. Il s’était plus ou moins fait une spécialité de récupérer ceux qui vivaient sur des planètes de pionniers. Ael le trouva immédiatement répugnant, il prenait plaisir à faire ce boulot. Il le sonda avec soin découvrit que le Colonel, au Q.G., était censé prévenir les autorités de secteur galactique si un incident se passait dans un “camp de réhabilitation” – c’était le nom qui avait été donné à ce projet, différent de celui qu’Ael avait inspiré. Aussitôt il décrocha pour récupérer le Colonel, s’étonnant vaguement, au passage, qu’il puisse, désormais faire cette opération d’aussi loin. Il imprima au Colonel l’interdiction absolue, cette fois, de faire un rapport sur ce qui se déroulait en ce moment. Pour le reste, il n’y avait pas de nouveau. Son chef de convoi ne signalait rien, en vue des installations.
Au même instant, Ael “entendit” un échange radio venant d’un officier du convoi disant qu’ils étaient cueillis par les Thermiques Lourds du réseau de Détection et qu’ils avaient deux blindés carbonisés ! Le Colonel sursauta, de même que tous les hommes de la Sécurité, autour de lui, dans le local Trans du camp. Il lança l’ordre de détruire les Thermiques du camp, au fur et à mesure où ils ouvraient le feu.
Normal. Ael reprit le Capitaine du Détachement et lui ordonna de ne faire ouvrir le feu qu’en ordre dispersé, sans la chronologie habituelle, d’une pièce à l’autre.
C’était du jonglage. Il avait enregistré que le convoi était composé de 28 blindés ! Un seul d’entre eux était capable d’anéantir le camp, s’il passait. Les Anciens avaient expédié les Thermiques des dépôts en priorité sur Amas II…
Maintenant, c’était une suite ininterrompue de stridences. Tous les blindés tiraient !
— “Katel, où en est-on ?”
— “Encore plusieurs envois par Barge.”
De Dieu, ils ne tiendraient plus longtemps. Il décida de se joindre à Michelli et se téléporta en lisière ouest du camp, derrière un bâtiment. Il s’allongeait au sol quand il vit un blindé s’affaisser au sol, les anti-G stoppés. Il comprit que le Sarmaj venait d’intervenir. Il se téléporta dans un autre blindé, plus loin, s’apercevant qu’il avait conservé le RCM à la main ! Il exécuta froidement l’équipage avant de regarder un écran, sur le côté et visualisant un blindé de queue pour refaire la même chose… Un autre blindé était dans la même position. Il choisit une nouvelle cible, toujours en fin de convoi, pour ne pas risquer de se trouver en présence de Michelli. Il allait refaire l’opération une nouvelle fois quand il reçut un appel de Katel.
— “Ael on va faire le dernier transfert. Tu as pensé à Antonio ?”
Le dernier transfert ? Il regarda autour de lui, il faisait grand jour. Il n’avait pas vu le temps passer !
— “Oui, je vais le faire emmener par la Navette qui nous survole depuis un moment… Antonio, vous avez entendu ?”
— “Affirmatif.”
— “J’imprègne le chef de bord ; il va passer vous prendre et vous déposera ici. Vous embarquerez dans votre Barge et on dégagera tous au ras des pâquerettes, vers le sud ; on remonte en espace plus loin.”
L’imprégnation fut rapide et Ael quitta le type pour donner l’ordre à Michelli de ramener tout le monde à l’esplanade. Il s’y dirigea lui-même, passant au large de plusieurs bâtiments en feu. Il y arriva au moment où un groupe d’hommes disparaissait.
— “À tous ! On évacue par le sud. Phi, tu m’attends, tu expédieras le groupe de chez nous qui revient avec Michelli. Et Antonio ne va pas tarder à arriver en Navette de la Sécurité. Katel, tu me rejoins dès que tu peux. J’ai encore des trucs à faire.”
— “Reçu.”
Il replongea dans le cerveau de chaque type de la Sécurité du camp, leur enlevant tout souvenir de cette nuit et leur imposant de dormir pendant 15 heures d’affilées. Puis il vérifia qu’il n’y avait plus personne de vivant dans le convoi. C’était bien le cas. Alors la pression retomba brusquement en lui. Il n’était pas fier de ce qu’il avait fait, cette nuit, même en songeant que ces gars de la Sécurité n’étaient souvent pas très propres. Ils avaient laissé les Anciens se faire pourchasser pendant deux ans, maintenant. Mais, pour certains, ils n’avaient pas eu le choix. Il faudrait mieux combiner les évacuations, plus tard. Il y avait sûrement d’autres camps comme celui-ci et il faudrait les attaquer pour récupérer les Anciens. Mais en douceur. Il ne supportait plus de tuer !
Peu après, la Navette de la Sécurité se posait et il y cavalait, croisant Antonio qui en sortait. Il monta dans l’appareil et entreprit de vérifier tous les enregistrements du bord. Plusieurs comportaient encore des vues du camp, agité, et des conversations audio. Il effaça le tout avant de descendre de la machine et donner l’ordre au chef de bord de repartir, vers l’ouest et de faire une longue route avant de signaler sa position à son supérieur. Dehors il reprit contact avec le Q.G. de la Sécurité pour effacer tout souvenir de cette nuit aux hommes qui avaient été de quart. Alors, seulement, il se dirigea vers la Barge de Phi où Katel l’attendait et monta la rampe. Un grand soleil brillait, maintenant.
— On part, Phi, dit-il. Direction l’espace. Je vais dormir. Fais-moi réveiller dans six heures.
Quand il se retrouva dans le carré, des heures plus tard, il se sentait sale. Moralement et physiquement. La tête baissée il regardait son gobelet fumant, le crâne vide.
— D’accord, c’était un mauvais moment, Ael, fit la voix d’Antonio, calme, mais nous nous doutions bien que ce ne serait pas facile, vous vous souvenez ? Vous l’avez dit vous-même.
Il hocha la tête, doucement.
— Oui, je sais. Ça n’enlève rien à ce qu’on a dû faire.
— On a récupéré 102.813 Anciens, Ael, dit doucement la voix de Katel. Ces hommes et ces femmes-là te doivent la vie, et même plus que ça. L’espoir de vivre en paix, le reste de leur existence. Ça n’a pas de prix.
— Si… et je suis justement en train de le payer !
— Mais il n’y avait pas d’autre solution, Ael.
— Je pense que si.
— Comment ?
— En préparant mieux notre affaire. En faisant en sorte d’avoir le temps de tout préparer, tout étudier, sur place, apprendre toutes les précautions prises, connaître les systèmes anti-évasion, arriver avec davantage de grands Transmetteurs, surtout. Faire plus vite et…
Il s’interrompit pour regarder le visage de la jeune femme. Elle avait compris sa détresse, bien sûr ! Sans avoir besoin de lire en lui, il en était bien certain. Ils étaient si proches l’un de l’autre, désormais, que chacun connaissait les sentiments de l’autre précisément. Elle venait de le faire sortir de sa mauvaise conscience en le faisant parler. Il lui sourit et tendit la main pour la poser sur le bras de la jeune femme en lui souriant.
— Parce que nous allons recommencer ?
Antonio était stupéfait.
— Vous pensez que 100.000 habitants suffisent à peupler une planète, Antonio ? L’Union fait le travail pour nous avec ces camps de réhabilitation. Il faut en profiter, récupérer ces gens. On a une planète à industrialiser. Des gens à former. On va acheter des Patrouilleurs d’Altaïr et de Procyon en prétendant qu’on va les utiliser pour faire du commerce et on les modernisera. Il y a assez d’anciens de la Spatiale dans les gens qu’on a récupérés pour constituer des équipages, mixtes, Procyon et Altaïr. Ces engins sont déclassés ; on devrait les obtenir à un bon prix, et l’OFG nous accorde un gros prêt, non ? Malgré la guerre qui couve, ils sont si dépassés que l’Union s’en séparera. Par ailleurs, il va falloir former certains d’entre nous, sur Amas I, pour nous aider, aller plus vite. On a terriblement besoin d’aide. On va forger des Détachements pour ces opérations de libération des nôtres et ils devront être dirigés par des types qui ont nos dons. Ça me fait penser que je dois raconter tout ce qui s’est passé à Grosse Tête. Et j’ai eu une idée, aussi. Il y a forcément, parmi les auras, d’anciens gestionnaires. On devrait leur demander conseil pour lancer notre industrialisation et notre commerce sur une bonne voie. Nous faire éviter des erreurs d’organisation. Nous faire gagner beaucoup de temps pour nous lancer dans le développement de la Fédération. Et on va se servir de l’Union, aussi. J’ai une idée pour ça. On va contrôler les présidents du Centaure et de l’Union. Les laisser à la limite de la déclaration de guerre en l’évitant en permanence. De manière à ce qu’ils nous oublient. Qu’ils ne prêtent pas attention aux camps d’Anciens qui se vident. Tantôt on leur fera prononcer des allocutions assez belliqueuses, tantôt calmer les choses. L’un après l’autre, peut-être ? Pour nous laisser le temps de travailler, de grandir. Mais on va aussi chercher des gens ailleurs, dans d’autres Fédérations, qui voudront tenter un nouveau départ, après avoir subi une formation, gratuite, dans un domaine qui leur a toujours fait envie, peut-être ? Et on établira une règle : chaque nouvel arrivant subira un passage sous injection hypno-mémorielle pour être au top dans sa branche, ne pas avoir besoin de chercher difficilement du travail. Il nous faut des techniciens, des chercheurs aussi, mais également de vrais pionniers, sachant faire de l’élevage ou de la culture, aidés en cela par la technologie. Pour l’un comme pour l’autre. Nous devons être capables de subvenir totalement à nos besoins. Au pire, indépendants, si vous voulez. Pour tout ça, les auras sauront nous guider. Je pense même que ça les emballera…
— Eh, Cap, t’as fini ? Tu rêves, tu vois le boulot à venir ?
— Mais, mon petit Michelli, on a toute la vie devant nous. Pour rêver, justement. Et réaliser nos rêves !
— Oui, je sais, fit Ael en baissant la tête. Je suppose que c’était en moi et que je n’ai jamais laissé les rêves monter à la surface. Il faut que je parle à Grosse Tête ajouta-t-il en se levant.
Dans sa chambre, il plaça le cristal qui ne le quittait plus et le plaça sous la lumière. Puis il se concentra.
— “Bonjour Ael,” fit aussitôt la “voix” de l’aura. “Je lis en toi une grande tristesse.”
Ael fit un effort pour répondre.
— “Oui… Je ne peux plus tuer des gens, même au combat ou au pseudo-combat.”
— “Tu penses aux circonstances de votre évacuation, j’imagine ; j’ai eu Phi il y a quelques heures qui m’a tout raconté. D’accord, ce n’était pas un véritable combat comme ceux que tu as connus, mais je crois que tu n’avais guère le choix, non ?”
— “Il y avait peut-être des types récupérables, parmi eux. Pas si mauvais que ça.”
— “Peut-être, mais tu n’as pas décidé à leur place de s’engager dans la Sécurité, n’est-ce pas ? Tu es fatigué et tu t’accables. Pense plutôt à autre chose ; c’est fait maintenant, tu ne peux plus rien. J’ai une nouvelle pour toi. Nous parlons beaucoup de vous, entre nous, tu peux l’imaginer. Nous avons pensé à votre problème pour faire naître ta Fédération. Il va lui falloir, dans un délai assez bref, un système gouvernemental. Même si vous êtes encore très peu nombreux, c’est un problème d’organisation administrative que ton OFG ne peut laisser de côté. Phi pense que vous allez récupérer encore d’autres Anciens que le gouvernement de l’Union va réunir. Il faut donc compter que d’ici à un ou deux ans vous serez près de deux millions. Cela veut dire une installation sur la planète entière. Un cas pareil ne s’est jamais produit, à notre connaissance. Et c’est l’occasion de prévoir, dès le début, les structures, la localisation des villes en fonction des sols, des dangers éventuels, des liaisons et bien d’autres choses, les domaines industriels vers lesquels vous allez vous orienter. Il y a dans notre magma tous les politiciens qui ont exercé dans l’Univers. Nous avons posé des questions et avons trouvé, récemment, une aura de très belle qualité. Une femme qui n’a pas fait une carrière à la mesure de ses qualités, justement. Elle a été très naïve, si tu veux, elle n’a pas vu certaines manœuvres de concurrents. Mais elle a fait la part des choses, depuis son arrivée ici, et sait quand elle s’est trompée ou quand on l’a trompée, comment on l’a manœuvrée. De quelle manière. Nous sommes plusieurs à penser qu’elle pourrait te donner des conseils avisés. Après tout elle a vécu longtemps et connaît bien l’arène politique, qui est finalement intemporelle. Qu’en penses-tu ?”
Ael resta silencieux, sa première réaction avait été de se cabrer, mais il avait ensuite songé que si cette aura était admirée par les autres c’est qu’elle devait être propre. Il devait bien avoir eu des politiciens honnêtes dans l’Histoire !
— “Tu m’as pris au dépourvu. Je ne sais pas trop. Je suppose qu’elle devra connaître parfaitement notre monde et cela prendra du temps à le lui décrire, lui faire comprendre comment nous réagissons, comment nous fonctionnons.”
— “Tu as toute ta vie devant toi, Ael. Mais tu n’es pas éternel. Il faudra bien que tu laisses les rênes à quelqu’un d’autre, un jour. Il faut bien que tu admettes que ton travail n’est pas terminé, ne le sera pas non plus quand tu auras mis ta Fédération sur les rails, comme tu dis. Simplement parce que tu verras toujours des choses à améliorer. Constamment. Tu es comme cela ! Il faudra aussi que tu acceptes le fait que tu devras diriger ta Fédération. Toi-même. Tu ne l’envisages pas encore parce que tu es toujours dans un domaine que tu connais, la lutte armée, mais cela n’aura qu’un temps. Sous cette forme, du moins. Tu devras déléguer ça pour t’occuper de choses d’un autre niveau, dans un futur plus lointain.”
Bien sûr il avait pensé à cela. Mais il y avait tant de choses plus terre à terre à réaliser qu’il n’y songeait pas longtemps.
— “Je ne me vois sûrement pas Président de la Fédération de l’Amas si c’est ce à quoi tu penses ! Siéger à l’OFG, ah non, pas pour moi !”
Il eut l’impression d’entendre Grosse Tête glousser.
— “C’est toi qui devras prendre la décision, Ael. Personne d’autre. Et, à mon avis, tu ne pourras pas y échapper. Un chef, un leader n’échappe pas à son destin ! Ça ne te plaira probablement pas mais auras-tu le choix ?”
— “Bien sûr. Il le faudra forcément au moment où je disparaîtrai ! Il devra y avoir quelqu’un pour prendre la suite, c’est évident.”
— “Exact. Quelqu’un qui partage suffisamment ton rêve pour mener ta Fédération vers son destin à elle aussi. Tu es piégé par toi-même, Ael. Par ton rêve. C’est cela la différence entre les hommes : le rêve. Et c’est cela qui forge le futur. Si tu te décides, il faudra plonger en toute conscience. Réfléchis à tout cela. Sachant que tu as un avantage qu’aucun humain n’a jamais eu, à ce stade. Nous.”
Ael prit conscience que, cette fois, c’était Grosse Tête qui avait quitté le contact… Il réfléchit longtemps avant de revenir dans le carré. Curieusement, seuls Katel et Michelli étaient encore là. Il s’assit sans dire un mot après s’être servi un gobelet d’alcool.
Tout le monde se taisait. Il finit par relever la tête.
— Grosse Tête a un nouveau copain, politicien, dit-il.
Il reçut en plein visage le sourire, lumineux, de Katel. Celui qui le faisait fondre.
— Enfin.
— Enfin quoi ? demanda-t-il, ne comprenant pas.
— Eh bien, tu deviens lucide, tu te réveilles, lâcha la jeune femme.
— Lucide ? Tu veux dire…
— Que nous étions plusieurs à espérer que tu comprendrais, oui.
— T’es notre chef, Cap, fit Michelli, le visage sérieux. C’est toi qui nous as amené jusqu’ici, non ? Tu ne peux plus reculer, nous laisser tomber, quoi.
— Ael, commença Katel, le regard un peu loin. Quand on était gosses, en Materna, parfois un éducateur nous lisait, ou nous racontait une histoire. Et nous, ensuite, quand elle nous avait plu, on y repensait, on imaginait des suites, NOTRE suite à chacun, tu te souviens ? Eh bien, aujourd’hui, c’est la même chose. La Fédération, Amas II, c’est ton idée, ton histoire, si tu veux… Ça nous a bien plu et on voudrait vivre la suite. L’imaginer, si tu veux, t’en parler, voir si on peut en réaliser des bribes. C’est devenu aussi notre rêve. Mais pour ça, il faut que tu continues. Que tu continues à en faire ce que tu nous as dit. Ce que tu as rêvé. Pour qu’on poursuive le nôtre, tu comprends ? Au début, nous, on t’a suivi, seulement suivi. Chacun suit sa propre route. Tu avais choisi la tienne. Ton propre rêve. Il se trouve qu’il nous plaisait bien, qu’on est bien avec toi, alors on est resté. Rien ne nous y forçait, ni l’ambition, ni l’intérêt. On avait seulement envie d’être avec toi, c’est tout, de partager justement ce rêve. D’aller au bout. Ça implique que tu en gardes la maîtrise ! Jusqu’au bout. Et, ensuite… dans le magma, on en discutera encore, sûrement. On continuera notre rêve commun. On est parti pour un bon nombre de millénaires, toi et nous. On fera une sacrée bande, là-bas, quand on aura rejoint Grosse Tête et ses copains !
FIN